La licence Shenmue a été emprisonnée dans l’ambre pendant 18 ans. Après moult problèmes de développement et de financement, c’est presque un miracle qu’une suite des aventures de Ryo existe. Pour le meilleur, comme pour le pire.
La madeleine de Suzuki
Jouons franc-jeu, vous et moi : je n’ai pas d’attache particulière avec Shenmue. Je n’ai pas eu de Dreamcast étant jeune — déjà enfant de chœur à l’Église de la Master Race — mais je sais que la mythique console de Sega qui n’a pas eu le destin qu’elle méritait a compté pour beaucoup de joueurs. Entre Sonic Adventure, Crazy Taxi et Skies of Arcadia, la Dreamcast possède encore aujourd’hui un catalogue culte.
Entre Sonic Adventure, Crazy Taxi et Skies of Arcadia, la Dreamcast possède encore aujourd’hui un catalogue culte.
Au sommet, on trouve le duo Shenmue. À l’époque, personne ne savait ce qu’il leur était tombé sur le coin de la figure. Un monde ouvert vivant où le joueur était libre de faire ce qu’il voulait, paradoxalement sublimé par les contraintes de la vie de tous les jours. Gérer son emploi du temps, travailler, flâner, discuter avec les habitants, le joueur était invité à incarner le jeune Ryo Hazuki corps et âme dans sa quête de revanche contre le mystérieux Lan Di pour avoir assassiné son père.

Énormément de mondes ouverts d’aujourd’hui doivent encore beaucoup à la série. Alors quand on pouvait transférer sa progression d’un jeu à l’autre, le sentiment de poursuivre une quête épique était là.
Pourtant, même à l’époque, tout le monde n’était pas convaincu, pointant le fait qu’on pouvait vite se faire chier. Pourtant, c’était le but. Death Stranding n’a rien inventé. Pour peu qu’on soit sensible au message porté par Yu Suzuki, la quête initiatique de Ryo devenait une part de la vie du joueur, une expérience vécue de façon intense dans toutes ses dimensions, Yokosuba et Kowloon pouvant être ajoutés à la liste des endroits dans lequel il aurait vécu.
Énormément de mondes ouverts d’aujourd’hui doivent encore beaucoup à la série.
Malheureusement, l’échec commercial de la Dreamcast et l’aspect clivant de Shenmue (doublé d’un budget démesuré pour l’époque) ont fait sombrer la licence dans l’abîme, les fans n’ayant plus que de beaux souvenirs (et un cliffhanger de ouf) en guise de doudou pour se consoler.

Pourtant, Yu Suzuki est décidé à conter la suite des aventures d’un Ryo en quête de réponses depuis 14 ans. À la stupeur générale, à l’E3 2015 en pleine conférence de Sony, le vénérable game designer monte sur scène pour annoncer qu’il était temps d’extirper Ryo Hazuki de sa cryostase. Au même moment, une campagne Kickstarter est lancée et l’effervescence de la nouvelle aura contribuée à faire crasher le site avant que le compteur ne se fige sur 6,3 millions de dollars. Tout le monde n’a pas joué à Shenmue, mais tout le monde savait qu’un morceau d’Histoire du Jeu vidéo venait de refaire surface.
Yu Suzuki est décidé à conter la suite des aventures d’un Ryo en quête de réponses depuis 14 ans.
Plus de quatre ans plus tard, la légende n’est plus vraiment intacte. Beaucoup se sont moqués des bandes-annonces à la réalisation douteuse et le projet a connu des déboires dus à un manque flagrant de moyens, sauvé au dernier moment par le producteur monégasque Cédric Biscay et une exclusivité temporaire sur l’Epic Games Store.

Manifestement, les ambitions du titre ont été revues à la baisse (2 zones explorables au lieu de 3) et quelques problèmes de conception subsistent. Jusqu’à quel point ? Ça dépendra du degré d’affection que vous avez pour Shenmue. Très sincèrement, si vous n’avez pas d’attache pour la licence, ne jouez pas à Shenmue III.
Les ambitions du titre ont été revues à la baisse et quelques problèmes de conception subsistent.
Si vous êtes vraiment curieux, cassez-vous d’abord les dents sur les remaster HD récents. Malgré une vidéo qui récapitule les événements des 2 premiers jeux, il n’y aucun intérêt de se lancer sur les rails des aventures de Ryo sans avoir raccroché les wagons au préalable. La raison est simple : Shenmue III aurait pu sortir en 2003.
Faussaire en art
Shenmue III utilise des technologies bien contemporaines, mais sa réalisation est un véritable anachronisme. La façon de construire les environnements et donner vie aux personnages fait très… vieillotte. Difficile à expliquer, mais c’est quelque chose qui saute au nez de la figure (un truc dans le genre). Lui qui était pourtant tellement en avance sur son temps, Suzuki ne semble pas s’être inspiré de ce qu’il s’est fait depuis 18 ans.
Shenmue III utilise des technologies bien contemporaines, mais sa réalisation est un véritable anachronisme.
On sent qu’il y a clairement eu un manque de moyens ou de savoir-faire (voire les deux à la fois). On va alors considérer la réalisation comme… inégale. Exemple flagrant : Ryo et Shenhua ont finalement une très bonne bouille et sont assez expressifs quand il le faut. Mais cela est vite désamorcé par des animations très robotiques pendant les discussions.

Quant aux autres personnages, on vacille entre le réaliste sage et la caricature pure et dure, ce qui donne des têtes à coucher dehors. On sent que Suzuki a voulu se rapprocher du feeling des graphismes de la Dreamcast. À une époque où le moindre polygone avait son importance, pourquoi pas. Mais là, c’est vraiment trop.
On sent que Suzuki a voulu se rapprocher du feeling des graphismes de la Dreamcast.
Il en va de même pour les environnements. Certains panoramas sont très jolis et s’inscrivent assez bien dans la continuité poétique de la série, mais on a l’impression qu’une bonne partie des assets provient du marketplace Unreal. Ça manque de détails quand il y en a besoin, à cause de techniques de modélisation 3D d’un ancien temps (ces aplats de textures, wtf). Et encore, je n’aborde pas les problèmes d’assets copiés/collés ici et là. Pour un petit village comme Bailu, deux maisons ou bars identiques, ça se remarque très vite.

Je suis pourtant admiratif du boulot abattu, parce qu’il y a quand même le cœur d’un monde qui bat derrière tout ça, mais on est régulièrement sorti du jeu par des approximations techniques dommageables. Quand Ryo ramasse une plante au sol, on a l’impression qu’il dévisse une ampoule, et sa main ne s’anime même pas quand il tourne la manette d’une machine à boules.
Il y a quand même le cœur d’un monde qui bat derrière tout ça, mais on est régulièrement sorti du jeu par des approximations techniques dommageables.
Le pire, c’est quand la narration en est directement impactée. Rien que la scène d’introduction — où Shenhua emmène Ryo à Bailu pour la première fois — est sclérosée de transitions cheloues et faux raccords. On suppose que certaines réécritures de dialogues ont impacté des cinématiques qui n’ont pas pu être retournées correctement. Surtout qu’il ne se passe pas grand-chose dans ces dernières. On est loin des scènes épiques de Shenmue II, même si le nombre de mises en scène reste correct. Le pire vient surtout du fait que de nombreux dialogues sont très mal écrits, même quand il s’agit de révéler des éléments importants du scénario.

Les fameux QTE inventés par les premiers jeux sont toujours là, débarquant sans trop prévenir. Si vous les ratez, vous reprendrez tout simplement du début de la séquence, ce qui ampute encore un peu plus la narration de son authenticité qui arrivait la plupart du temps à s’adapter à vos réussites. Oh, et si je dois attraper encore une de ces satanées poules, je vous jure que je commande 3 boîtes de 20 nuggets pour moi tout seul la prochaine fois que j’irai au McDo.
Les fameux QTE inventés par les premiers jeux sont toujours là.
Le plus curieux, c’est que le scénario global de la saga n’avance pas vraiment au final. On en apprend plus sur les fameux miroirs convoités par Lan Di et les péripéties du héros tournent autour de ces derniers, mais la fin appelle clairement à une suite. En espérant que Yu Suzuki trouve un moyen de compléter ses ambitions cette fois, et qu’Ys Net se serve de son expérience accumulée sur Shenmue III pour livrer quelque chose de plus consistant.
Un jour sans fin
Bon, Shenmue III n’a clairement pas eu les mêmes ressources de développement que les jeux parus sur Dreamcast, mais est-ce qu’il reste un digne successeur de l’œuvre de Yu Suzuki ?
Quand je disais que le titre aurait pu sortir en 2003, c’est surtout parce que le cœur du gameplay n’a absolument pas changé. On retrouve la même interface — très moche, au demeurant —avec le système d’action contextuel qui ferait passer celui de Red Dead Redemption 2 pour une innovation technique majeure. L’association des touches est très étrange — le menu sur le bouton RB/R1, sérieusement ? — et la fiche d’aide dédié au bouton Y/Triangle n’est pas toujours d’une grande… aide. Enfin, soyons tout de même reconnaissants du fait que Ryo ne se contrôle plus comme un tank.

Les fans se remettront dans le bain assez rapidement, mais les nouveaux joueurs seront tout perdus. Ça tombe bien, ce jeu ne leur est clairement pas adressé. Une fois encore, si vous n’avez pas d’attache ou de curiosité envers Shenmue, passez votre chemin.
Si vous n’avez pas d’attache ou de curiosité envers Shenmue, passez votre chemin.
La boucle de gameplay reste inchangée. En suivant les notes de Ryo sur son carnet, on discute avec les habitants du village afin de faire progresser l’enquête. Il n’est pas question de dialogues à choix multiple, mais de poser la même question, jusqu’à ce qu’on tombe sur la bonne personne. Beaucoup ne savent pas, certaines proposent des pistes et il se peut même que plusieurs connaissent la bonne réponse, donnant un réel aspect organique à votre enquête.

Il est toujours aussi impressionnant de constater que tous les personnages possèdent une personnalité propre et peuvent répondre à toutes les questions de Ryo, mais on est loin de l’immersion de Yokosuba. Les emplois du temps des PNJ sont simplistes et ne font pas toujours sens. Certes, certains vont bouger au cours de la journée, mais rien qui pourrait surprendre. Mention spéciale au petit vieux qui reste assis sur son tabouret et le pratiquant d’arts martiaux qui répète ses katas sur des rondins de bois, de 9h à 19h, non-stop, TOUS. LES. JOURS.

En bref, le monde de Shenmue III n’est pas aussi bien ficelé que celui de ses prédécesseurs, malgré une construction assez similaire. Son aspect artificiel supplante trop rapidement son côté vivant et vraisemblable, et c’était vraiment le truc à ne pas rater. Quand on cherche, Shenmue III offre quand même quelques subtilités ou détails intéressants, mais la boucle de gameplay devient extrêmement répétitive, sans apporter d’événements qui pourraient changer les habitudes du joueur de temps à autre.
Le monde de Shenmue III n’est pas aussi bien ficelé que celui de ses prédécesseurs, malgré une construction assez similaire.
Gérer son emploi du temps reste tout de même un plaisir en soi : on s’entraîne au dojo dès le matin, on fait des petits boulots pour gagner de l’argent en cours de journée (qui devient vite la partie la plus relou), on va s’acheter à manger pour retrouver des forces et on discute avec les habitants, donnant parfois la possibilité d’accomplir des quêtes annexes.

Bien sûr, Shenmue III propose toujours des moyens de gâcher son temps ou son argent. Il n’y a pas mal de phases de temps mort (notamment quand on attend qu’une personne particulière rentre du travail) et un tour à la salle d’arcade est toujours sympathique…. les deux premières fois. Et pas de borne d’arcade Sega officielle, c’est la série Yakuza qui les a revendiquées. Les machines à gacha font également leur grand retour et représentent un moyen de se faire de l’argent en revendant les sets, si on a de la chance. Bien sûr, que serait un jeu japonais à mini-jeux sans parties de pêche ?

Sans cette sensation d’immersion, tous ces à-côtés font clairement gimmick, surtout que beaucoup de ces mini-jeux ne sont tout simplement pas intéressants, même pour le plaisir du scoring.
Sans cette sensation d’immersion, tous les à-côtés font clairement gimmick.
Il faut aussi parler de l’autre partie majeure du gameplay : le combat. C’est simple, il ne fonctionne pas. On ne sait pas trop ce qu’il faut faire à part enchaîner les combinaisons que l’on a apprises au dojo et se protéger. On expérimente vite fait avant de constater qu’enchaîner les coups qui mettent à terre à coup sûr est une technique efficace… quand on arrive à porter un coup.

J’ai beaucoup de mal à comprendre quand une occasion de frapper se présente et quand ça finit par passer, on ne sait pas trop pourquoi. Je suis pourtant un habitué des jeux de baston et le système de combat reste inspiré de Virtua Fighter, mais le gameplay est très difficile à saisir par son approximation.
Il faut aussi parler de l’autre partie majeure du gameplay : les combats. C’est simple, ça ne fonctionne pas.
Il faut aussi adresser le système d’endurance qui est entièrement neuf pour le coup. Et bah, c’est naze. Voilà, je l’ai dit. La barre d’endurance sert à courir, mais également de jauge de vie pendant les combats. On se ruine en bouffe en permanence pour pouvoir se déplacer à vitesse supportable et si votre barre n’est pas pleine, vos entraînements sont bien moins efficaces. Des potions viennent vous filer des coups de main pendant les combats les plus ardus, mais ça coûte une blinde… et l’argent est une ressource qu’on aimerait ne pas gâcher.
Bref, l’endurance hache le gameplay et apporte des contraintes pas vraiment nécessaires à un Shenmue III qui n’était déjà pas vraiment un modèle d’ergonomie.
18 ans de cliffhanger pour ça
Shenmue III est un vieux doudou qu’on retrouve dans le grenier : c’est un torchon sale et poisseux pour les uns, mais une source inépuisable de souvenirs pour les autres qui ne demande qu’à en procurer de nouveaux. Malgré une expérience longue, pénible, voire douloureuse, j’ai beaucoup de mal à détester Shenmue III. Force est de reconnaître que l’ambiance si particulière de la série est conservée, accompagnée d’une réelle envie de raconter la suite des aventures de Ryo à la recherche du terrible Lan Di, jusqu’à prendre le risque de ne pas apporter de conclusion à un scénario qui a débuté il y a 20 ans. Malheureusement, Ys Net s’est laissé surprendre par la tâche colossale que la création d’un Shenmue représentait. On ne fait plus de jeux à gros budget comme au début des années 2000, et même un Kickstarter à plus de 6 millions de dollars n’est pas suffisant pour mener une telle ambition à terme. Les fans hardcores peuvent être satisfaits de retrouver Ryo Hazuki et de faire — enfin — la connaissance de Shenhua, mais il est dur de faire abstraction d’une conception plus que bancale et du goût d’inachevé. En espérant que Suzuki pourra raconter la fin de son histoire de revanche avec de futurs projets mieux maîtrisés.
► Points forts
- Reprendre une aventure forte qui s’est arrêtée il y a 18 ans
- L’ambition de proposer une expérience lente, mais immersive
- Une atmosphère totalement Shenmue
- Une localisation française très bonne
► Points faibles
- Techniquement très inégal
- Ergonomie du début des années 2000
- Un système de combat approximatif
- Le scénario n’avance pas des masses
- La narration parfois bancale
- Des mini-jeux pourris
- Des combats pourris
- Le système d’endurance pourri
Un Lan Di au soleil (oui, j’ai osé)
Configuration de test :
- GPU : NVIDIA GTX 980 Ti
- CPU : Intel Core i7-6700K @4GHz
- RAM : 16 Go DDR4
- Installé sur SSD
WarLegend.net a bénéficié d’une copie presse fournie par l’éditeur de ce jeu.
Shenmue III est disponible sur PC et PS4.