Action, sous-réaction
Dimanche 13 juillet, 22h. L’Ubisoft Forward qui a révélé la date de sortie de Watch Dogs: Legion, Assassin’s Creed: Valhalla et Far Cry 6 vient de se terminer, et l’entreprise n’a pas commenté l’accumulation de problèmes qui vient de lui tomber dessus.
La présentation en ligne qui dévoilera le line-up des prochains jeux Ubisoft (avec le teasing d’un futur rendez-vous prochain) sort en effet dans la pire période possible : la veille, Serge Hascoët, vu comme le numéro 2 d’Ubisoft, Cécile Cornet, cheffe des RH à l’internationale et Yannis Malla, PDG d’Ubisoft Canada, ont déposé leur démission 24h auparavant. La nouvelle était assimilée à des rumeurs avant d’être confirmée par un communiqué de presse officiel diffusé à 1h du matin.
Ubisoft a manqué à son obligation de garantir un environnement de travail sûr et inclusif à ses employés. C’est inacceptable, car les comportements toxiques sont en contraste direct avec des valeurs sur lesquelles je n’ai jamais compromis — et ne le ferai jamais. Je m’engage à mettre en œuvre des changements profonds dans l’ensemble de l’entreprise pour améliorer et renforcer notre culture d’entreprise. À l’avenir, alors que nous nous engageons collectivement sur une voie menant à un meilleur Ubisoft, je m’attends à ce que les dirigeants de l’entreprise gèrent leurs équipes avec le plus grand respect. Je m’attends également à ce qu’ils travaillent pour conduire le changement dont nous avons besoin, en pensant toujours à ce qui est le mieux pour Ubisoft et tous ses employés. — Yves Guillemot, PDG d’Ubisoft.
À l’approche de la diffusion de la vidéo, Ubisoft se fend pourtant d’un petit tweet, en soum-soum, expliquant que la transformation qu’est en train de subir l’éditeur ne sera pas abordée, même pas un petit peu. Pourtant, un carton en début de live ou un message de fin de la part du PDG breton aurait fait l’affaire, mais il n’en sera rien.
— Ubisoft (@Ubisoft) July 12, 2020
L’Ubisoft Forward arrive dans un contexte de grands changements en interne. Parce que le contenu a été pré-enregistré, nous voulions reconnaître que les problèmes que nous faisons face à l’heure actuelle ne sont pas adressés durant la diffusion. Nous avons encore beaucoup de travail à effectuer et sommes engagés dans ce processus. Nous vous tiendrons au courant des avancées bientôt.
Résultats des courses, des médias comme Gamekult, Canard PC et des influenceurs décideront de ne pas couvrir l’événement et les previews d’Assassin’s Creed: Valhalla prête à être mises en ligne attendront, jugeant que l’entreprise ne fait pas assez d’effort pour faire face à une crise qu’elle a elle-même provoquée, occultant plus ou moins volontairement le profond malaise qui règne au sein d’Ubisoft pour mettre en avant les jeux qui doivent quand même se vendre.
Mais… comment en est-ton arrivé là ?
Plus toxique que LoL et Overwatch réunis
Il y a un peu plus de 15 jours, une nouvelle vague de libération de parole sur Twitter a permis à des femmes travaillant dans le jeu vidéo de s’exprimer sur leur environnement de travail, mettant en évidence des soucis de misogynie, de sexisme, de harcèlements et agressions sexuelles dans de (trop) nombreux studios. Ubisoft étant un conglomérat de nombreux studios à l’international revenait souvent dans ces témoignages, portant des soupçons sur l’ensemble de la culture d’entreprise.
Cela a titillé la curiosité des journalistes Erwan Cario et Marius Chapuis du journal Libération qui mèneront l’enquête. Les révélations sont tellement édifiantes que l’article fera la une du journal, désormais culte. Non, seulement l’entreprise recueille en son sein de fortes personnalités toxiques, mais les Ressources humaines feraient leur possible pour laisser couler, en faignant une certaine empathie envers les victimes dont les plaintes n’auront jamais suite, jusqu’à retourner la culpabilité : “si t’as un problème avec untel, tu es libre de partir”.
Bien sûr, le but de serait de protéger les harceleurs, souvent considérés comme des talents à garder à tout prix. L’exemple le plus édifiant serait Tommy François, ancien journaliste de Game One devenu vice-président du pôle éditorial, qui représenterait à lui seul la quintessence de tout ce qui ne va pas dans les plus hautes sphères d’Ubisoft. Il passerait son temps à faire des allusions sexuelles auprès de ses collègues féminins (un manteau rouge serait “un appel au viol”), allant parfois jusqu’à l’agression… sous les rires des autres collèges. Des centaines de plaintes auraient été portées aux RH à son encontre, mais rien n’y fait.
Tommy François serait alors protégé par Serge Hascoët, directeur du pôle éditorial qui décide de la direction générale des projets et de leur publication, également vu comme le numéro 2 de l’entreprise après Yves Guillemot. Tommy François et deux autres cadres sont alors mis à pied, mais les journalistes pensent qu’il s’agit de boucs émissaires. En interne, on espère que l’affaire se sera tassée d’ici une semaine et qu’on en parlera plus. L’entreprise promet publiquement des “changements profonds en interne”, mais la vérité est tout autre : les vieilles méthodes continueront à s’appliquer.
Mouais. pic.twitter.com/pdcHNFJbDv
— Benjamin Benoit (@BenjaminBnt) July 2, 2020
Voulant enfoncer le clou, Libération a publié un nouvel article (encore une fois à la une) le weekend dernier, se concentrant cette fois sur les grosses personnalités de la boîte en espérant trouver la source du mal… et le portrait dressé sur Hascoët est effarant.
D’après ce que nous disent les alertes, Serge n’aurait pas commis d’agression sexuelle. Mais il est celui qui a rendu possible cette culture toxique. Tout le monde le sait, le connaît pour ça. Il est même valorisé pour sa toxicité, pour sa misogynie, son homophobie, sa méthode de management d’écrasement des autres. Pour son comportement libidineux permanent. Et aujourd’hui, certains minimisent encore en disant que c’est un créatif.
Et encore, je vous épargne le trafic de drogue organisé par ce dernier.
De leur côté, les différents pôles RH font leur possible pour minimiser les problèmes posés par la culture toxique rampante au sein d’Ubisoft, sous la coordination de Cécile Cornet, DRH en cheffe de l’entreprise. Des programmes de sensibilisation sont régulièrement mis en place, mais bien trop superficiels pour être efficaces. Il s’agit en fait d’une façade pour feindre l’intéressement de la direction pour le bien-être de ses collaborateurs. De plus, on réprimerait avec violence les employés qui voudraient se syndiquer.
Les personnes responsables de recevoir les gens et de gérer le parcours professionnel dans l’entreprise ne sont pas du tout formées aux questions de harcèlement. Ils ne savent pas recevoir la parole des victimes. Mais pire que ça, on ne leur a jamais dit de faire passer les gens avant le business. Jamais. Jamais, jamais. Chez Ubisoft, tu t’arranges pour que les jeux sortent quand il faut.
Mais du coup, le problème de toxicité est si généralisé que ça ? Mais que fait tonton Guillemot, le beau breton à l’accent franchouillard si charmant ? Selon Libération, le PDG d’Ubisoft n’aurait pas de contrôle direct sur le management, mais il s’en fiche pas mal. Tant que cette culture d’entreprise toxique permet d’avoir de bons résultats, tout va bien dans le meilleur des mondes :
Yves est OK avec un management toxique, tant que les résultats de ces managers excèdent leur niveau de toxicité. Interrogée en janvier par ses équipes, Cécile Cornet aurait par ailleurs précisé qu’Ubisoft “est une entreprise qui laisse une deuxième chance, une troisième ou plus si besoin à ses salariés clés, ceux qui ont fait leurs preuves.
Fin de la course. Avec de telles révélations, Ubisoft ne peut plus se permettre de faire semblant. Alors que les témoignages décrivaient Hascoët comme une personnalité intouchable et un mur porteur de l’entreprise, sa démission en a surpris plus d’un. Même si le doute plane encore sur la sincérité de la démarche, maintenant que la direction était pied au mur, une grosse racine du problème semble toutefois avoir été retirée, ce qui peut être une prémisse pour des changements nécessaires et attendus, jusqu’à avoir un impact sur les décisions créatives des futurs jeux édités par Ubisoft. Peut-être pas à court terme, mais un jour, sûrement.
Après les problèmes de crunch dans l’industrie, voilà encore une preuve que le journalisme d’investigation reste quelque chose de nécessaire pour mettre en lumière les pratiques honteuses et faire bouger les choses.