L’e-sport n’est pas qu’un mot, c’est un mouvement social qui transforme des jeux vidéo en sports. Une transformation qui rend les jeux vidéo plus physiques ? Pas du tout, le sport n’est pas synonyme d’activité physique, imaginez par exemple que les Jeux Olympiques ont longtemps organisé des compétitions d’arts[1] qui ont été arrêtées non par manque d’intérêt mais parce que les participants étaient des professionnels ce qui ne respectait pas l’esprit olympique tourné vers l’amateurisme. En fait, le sport est un mouvement social particulier dans le domaine des loisirs, qui promeut la production de champions et de records, si possible internationaux[2]. Le mouvement sportif a considérablement évolué tout au long de son histoire et connait différentes tendances.
Jeunesse aidant, l’e-sport a déjà bien évolué et son histoire se poursuit avec beaucoup d’énergie du fait qu’il n’existe pas de chemin tout tracé pour l’e-sport. Les individus et groupes d’individus du mouvement ne vont pas tous dans le même sens. Ce sens varie selon les univers e-sportifs, constitués par la mise en relation particulière de trois éléments :
– Les jeux : contenus, règles, difficulté, dispositif interactif, etc.
– Les joueurs : valeurs, statut social, niveau, âge, genre, nationalité, etc.
– Le contexte : organisation humaine et technique, médias, etc.
Ces trois éléments interagissent mais ne sont pas, à l’origine, sur le même plan car c’est l’esprit sportif des joueurs qui a permis de teinter sportivement à leurs tours, des jeux et contextes favorables au mouvement, et non l’inverse. Une fois lancés, ces éléments s’alimentent.
C’est pourquoi, vers le milieu des années 90, c’est bien un petit groupe de joueurs qui développa la pratique sportive du jeu vidéo, petit groupe un brin aristocratique à l’instar des pionniers sportifs de la fin du 19èmesiècle. Ce petit groupe, les précurseurs, a rapidement été suivi par un plus grand nombre de joueurs dont certains sont devenus « pros ». Et les meilleures joueuses des tout débuts ? Concernant les meilleures Françaises du moins, elles étaient peu enclines à la performance sportive et se regroupaient en partie malgré elles.
Cela fait maintenant 10 ans que j’ai décrit ces premières élites e-sportives[3] en France qui s’agrègent autour de valeurs partagées et constituent ainsi des univers propres. Car s’ils parlent tous d’e-sport, ils ne le vivent pas de la même manière car ils se séparent sur un point majeur : le statut de la performance, sa production, ce qui explique leurs différents points-de-vues sur le mouvement. La performance chez les précurseurs, chez les pros et chez les joueuses n’est pas identique pour tout un ensemble de raisons liées à ces univers. Il faut donc comprendre les joueurs, leurs univers, afin de comprendre pourquoi la production de la performance n’est pas identique d’un groupe à l’autre. Précurseurs, pros, joueuses sont e-sportifs, chacun à leurs manières.
Les précurseurs, les pros et les meilleures joueuses : leurs univers e-sportifs
Les LANs ont d’abord appartenu aux informaticiens et/ou passionnés d’informatique. Les précurseurs de l’e-sport proviennent de ce cercle et faisaient des LANs tout autant pour jouer que pour célébrer un style de vie alternatif : piratage, échanges de fichiers, conseils informatiques. Ces joueurs constituèrent le premier univers e-sportif et ont mis en place des organisations, notamment Quakenet sur IRC qui servira aux générations de joueurs ultérieures.
Pour les précurseurs, l’apprentissage passait par une relation de maître à disciple dans un contexte où la gloire valait plus que l’argent, de toute manière rare. En France, les nouvelles recrues s’intégraient à la hiérarchie mise en place, avec un chef incontesté et charismatique, Danold. Il lançait de nouvelles idées et partageait l’ensemble de son savoir, sans peur de donner des informations qui pouvaient se retourner contre lui puisque son prestige n’était pas dû qu’à ses victoires. Les joueurs le citaient aussi comme un maître à penser. De toutes manières, il restait le meilleur du groupe, mais du monde nul ne le saura jamais puisqu’à cette époque il était impossible de faire une compétition « mondiale » équitable du fait d’une différence de jeu entre l’Europe et les Etats-Unis.
Comme le groupe était assez restreint et que ces premiers pratiquants étaient proches socialement (plutôt aisés), la formation pouvait se faire dans un registre amical et interpersonnel. C’était un univers e-sportif où il y avait des personnages alors qu’ensuite, d’après les précurseurs, les personnages disparaitront avec l’avènement de l’élite pro.
D’autres joueurs – très rarement des joueuses – de moins bon niveau se faisaient une place dans cet univers en s’investissant dans des activités annexes (communication, organisation) et grâce à un style de vie assez comparable. C’était l’époque où on comptait moins de 100 joueurs en France gravitant dans ce noyau dur. En fait, cette petite élite était largement en contact avec l’Europe entière par l’intermédiaire de Quakenet, ce qui troublait ses limites et agrandissait finalement son nombre. Mais cette époque fut bientôt révolue avec l’arrivée progressive des nouveaux connectés à internet, ce qui fera rapidement ressentir aux précurseurs qu’ils sont « en voie de disparition » d’où leur nom de « dynos » pour parler d’eux. Ce terme de « dyno », pour dinosaure bien sûr, vient d’une faute d’orthographe restée célèbre et gardée telle quelle pour parler de ces précurseurs.
Par contre, ils ne sont plus dans le haut niveau, car les précurseurs font le plus souvent preuve d’éclectisme en sautant d’un jeu à l’autre car rester sur le même jeu est vu comme abêtissant. Ils ont commencé par Quake puis ont été sur des jeux moins connus, moins e-sportifs en France du moins, tels que Rocket Arena ou Tribes. Beaucoup ont tout simplement décroché, d’autres ont trouvé d’autres jeux mais quelques-uns ont participé à l’aventure de Games-Services (Ligarena jusqu’en 2005) qui appartient à l’univers des pros. Globalement, ils restent souvent les premiers à pourfendre les « pros » (leurs successeurs) qui se spécialisent à outrance, oublient leurs études, se leurrent sur l’argent, etc. En somme, ils ont lancé l’e-sport qui se poursuit selon eux dans un mauvais esprit. Le bon esprit est teinté d’amateurisme olympique qui les rend particulièrement critiques quant à la main mise des entreprises sur l’e-sport. Il faudrait, selon eux, des jeux libres de droit, qui n’appartiennent à personne et qui soient gérés par une instance e-sportive autonome.
Chez les pros, rien de tout cela, ce sont des entrepreneurs qui s’intègrent au cadre actuel ce qui fait que les relations entre les joueurs diffèrent. Plus diversifiés socialement, leurs connaissances ne sont pas partagées du maître au disciple mais dans une relation entraîneur-entraîné avec moins d’affect et une rationalisation plus poussée. Il existe même des joueurs qui monnayent leurs savoirs. Dans les équipes, il y a un entraîneur et un apprentissage informel entre coéquipiers. Les relations entre les meilleurs pros sont de l’ordre du travail et ne fondent en rien des relations amicales à travers le continent, comme c’était le cas chez les précurseurs. En somme, les pros sont un peu moins unis, ne partagent pas tout à fait le même univers, notamment au niveau de l’organisation, ce qui entraîne l’apparition de sous-univers proches mais différents si on y regarde de plus près. Les premiers pros, en France, étaient représentés par 3 clans historiques qui symbolisaient les univers pros de l’époque :
– Les Goodgame, les GG, entreprise fermée en 2007 qui reposait principalement sur les épaules de Nicolas « Incolas » Cerrato, qui gravite toujours dans le milieu.
– L’armaTeam (aT), clan qui dépendait de la salle de jeu Armageddon (qui a déposé le bilan en 2006) Le clan a été fermé quant à lui, un an auparavant, en 2005.
– Enfin, le seul survivant, c’est le clan aAa (Against All Authority) qui est aussi un club et un des sites les plus lus concernant l’information e-sportive.
Trois clans, trois façons de voir et de faire l’e-sport, autant d’univers à étudier, se souvenir, comprendre, afin de voir le champ des possibles.
Derrière les différences entre les pros, ce qui les rassemble, c’est notamment un choix pour les épreuves reines, telles que Counter-Strike et Starcraft à l’époque. Ils ont l’esprit entrepreneurial et le joueur emblématique de l’époque, Elky, n’a pas hésité à partir en Corée du Sud pour se confronter aux meilleurs Starcrafters. Ce qui les rassemble aussi, c’est leur passé sportif conséquent, contrairement aux deux autres groupes. Ils n’ont pas peur de se spécialiser pour atteindre un haut niveau dans leur pratique.
La spécialisation, les meilleures joueuses Françaises connaissaient un peu cela, mais pas au point des pros. D’origines sociales diverses, elles pratiquaient toutes Counter-Strike, le jeu le plus répandu dans le milieu e-sportif à ce moment-là. Malgré cela, elles étaient à la marge et apprenaient plutôt par leur entourage affectif (copains, frère, équipe, etc.) et ne rationalisaient que partiellement leurs entraînements. Par exemple, elles passaient plus de temps à jouer « comme ça », en FFA (Free For All), que dans des entraînements cadrés comme le font les pros. Elles occupaient d’autres fonctions dans le monde du jeu réseau en gérant un serveur ou une équipe mixte, par exemple. Ces activités annexes leur permettaient de gagner l’estime de leurs homologues masculins mais les handicapaient pour gagner contre les meilleurs d’entre eux. Et ces réflexions concernent aussi les deux grandes championnes Françaises de l’époque, Atalante et Ivy, qui sont passées chez les Schroet Kommando avec succès !
Ainsi, leur engagement dans divers domaines les empêchait d’atteindre le plus haut niveau, ce n’était pas parce qu’elles étaient plus pipelettes que les hommes ou moins douées qu’elles n’avaient pas le même niveau ! C’est simplement qu’elles ne s’investissaient pas autant que les hommes dans une activité qui leur semblait futile, ou plutôt, trop aventureuse. Qui plus est, le sport, pour elles, c’est « perdre du poids ». Elles préféraient rester dans le domaine du jeu et laisser la place aux hommes qui cumulent argent et réseaux, autrement dit, le pouvoir. Les joueuses servaient de valeurs symboliques aux clans qui les faisaient venir dans des « teams girls ». Elles étaient parfois poussées par les organisateurs de compétitions pour monter leur team, pour les médias bien sûr, ce qui fera dire à l’une d’entre elles d’arrêter les teams girls, histoire de ne plus être le jouet d’un autre.
Un e-sport qui rassemble ces univers : pour une union sémantique !
Comme nous l’avons vu, l’e-sport rassemble plusieurs univers e-sportifs ce qui n’empêche pas qu’il existe bien un mouvement e-sportif, d’où le terme générique « e-sport ». La diversité ne provient pas seulement de la distinction « hardcore »/« casual » ou des trois univers décrits précédemment. En réalité, il existe encore bien d’autres univers liés à d’autres individus ou groupes. Et quand je parle de groupes, cela comprend les organisations qui font l’e-sport, pas seulement les joueurs.
Par exemple, ces différentes façons de vivre l’e-sport se retrouvent, en France, dans les entreprises comme Games-Services (qui appartenait à l’univers des pros) et Au-delà du Virtuel (ADDV). Si vous connaissez bien la défunte Games-Services, ADDV vous est sans doute inconnue. Cette société événementielle s’occupe pourtant toujours à l’heure actuelle des tournois de PES sur la base de clubs qui rassemblent le plus souvent les joueurs d’un même territoire, ce qui induit un univers e-sportif bien différent de celui de Games-Services : « nous, on est contre le réseau » et aussi « contre les teams » me lançait un ex-président d’ADDV. Il me racontait qu’il donnait des cours de PES à des enfants dans le cadre d’une association communale, qu’il avait eu des contacts infructueux avec le ministère des sports et qu’il n’était pas évident de survivre, notamment à cause de la concurrence de Games-Services, qui commençait à se mettre à la compétition PES. Il voyait Games-Services comme une petite entreprise qui se débattait, comme la sienne, pour survivre. Matthieu Dallon, président de Games-Services, me confirmait d’ailleurs cette fragilité (déjà). Quelques années plus tard, Games-Services tirait sa référence contre toute attente, malgré des compétitions internationales spectaculaires et bien implantées dans le paysage e-sportif. Ainsi, ADDV subsiste discrètement avec une philosophie qui l’amenait à parler de « sports vidéo » plutôt que d’e-sport car ils trouvaient que c’était plus compréhensible, plus vendeur. C’était une manière pour eux de se démarquer tout en collant mieux à leurs valeurs, anti-réseaux.
Cette dénomination alternative nous rappelle que, si l’e-sport n’est pas qu’un mot, il reste un mot socialement construit, jusqu’à l’échelle internationale. D’ailleurs, j’utilise délibérément « e-sport » plutôt qu’« eSport » pour plusieurs raisons. Tout d’abord, « esport » signifie « sport » en espagnol, or, dans les moteurs de recherche et dans les esprits, les homonymies créent de la confusion et donc de la perte d’information, tout comme les orthographes multiples (esport vs. e-sport). Il serait bon de choisir une orthographe une bonne fois pour toutes en voyant ce qui est le plus répandu. Alors j’ai regardé comment l’écrivaient quelques chercheurs chinois par exemple : e-sport. Et T.L. Taylor (2012) dans son ouvrage majeur ? E-sport. Les World Cyber Games et l’E-sports World Cup ? E-sport encore. Et la Fédération Internationale de l’e-sport, qui se veut la plus fédératrice au monde ? L’e-sport, toujours. Même une recherche française (Balnat 2009) affirme qu’ « e-sport » est passé dans la langue allemande à l’image d’autres mots en e-quelque-chose. Reste la question de la taille du « e ». Cela semble superficiel bien qu’un petit « e » paraît mieux adapté car plus naturellement intégré à un texte et se rapproche de ce qui est familier aux personnes extérieures au mouvement e-sportif plus habituées à l’e-mail sans « e » majuscule.
Alors, qu’attendons-nous pour rassembler jeux, joueurs, organismes, pays, réflexions, sous un même mot ? Qu’attendons-nous pour poursuivre le rassemblement des univers e-sportifs ?! La révolution e-sportive, c’est aussi ça !
Auteur : Philippe Mora
Références
Balnat, V., 2009. À propos des mots brefs empruntés à l’anglais en allemand contemporain. Consultable à partir du lien suivant : http://sites.univ-provence.fr/wclaix/res07-08.htm
Elias, N. & Dunning, E.,1986, Quest for Excitement. Sport and Leisure in the Civilizing Process. Oxford: Blackwell.
Mora, P. 2006.“ Derrière l’e-sport : un conflit d’experts de jeux réseaux compétitifs ”. In : T. Fortin, P. Mora, L. Trémel, Les jeux vidéo : pratiques, contenus et enjeux sociaux, Paris, L’Harmattan,25-121.
T.L. Taylor, 2012, Raising the Stakes: The Professionalization of Computer Gaming. Cambridge, MA: The MIT Press.
[1] Voir : http://en.wikipedia.org/wiki/Art_competitions_at_the_Olympic_Games (consulté le 17/10/13).
[2] Pour plus, lire Elias, N. & Dunning, E. (1986).
[3] Mora (2006). Etude principalement rédigée en 2003.
ça devrais te rappeler des souvenirs den.. ^^ et sinon pour ma part je dirais une seul chose : j’ai peur que l’E-sport devienne comme les sport traditionnel.
Je dit ça car dernierement on a beaucoups entendu parler de cheat a haut niveau sur CS… de plus en plus des équipes se dissoudes pour en former des nouvelles… juste pour l’argent enfin voila j’aime ou j’aimais l’E-sport car j’aimais voir des team soudés qui progressent ensemble etc… mais cet E-sport la est en declin
L’e-sport se transforme en machine à fric comme tous les autres sports. Pas sûr que les joueurs impliqués dans ces activités s’amusent encore en jouant (c’est pourtant le but recherché à la base). Ils sont juste là pour faire le show et ramasser le magot.
Article très intéressant. Merci.
Cool l’article :)
yep!
très bon article :D
Très bon article, plaisant à lire
ahhh…les WCG et l’ESWC ça me rappel le bon vieux temps.
Bravo pour cet article de fond très intéressant et qui rappel des souvenirs !
J’en ai recommandé la lecture à un pote qui ne se s’est intéressé que tardivement à l’aspect compétition du jeu vidéo.
On en veut encore plus des articles comme ça ! :)
Genial, sa donne le sourire a la lecture
Pour les commentaires précédents : merci à tous ! C’est vraiment motivant.
Voici quelques remarques :
Pour STINGER : beaucoup voudraient voir l’e-sport devenir comme les sports traditionnels les plus reconnus. Toi, non ? Car il y a une perte de valeurs par l’argent ? On pouvait déjà se faire ces remarques il y a bien 10 ans !
Pour ARSEUS : comme les autres sports en somme.