Le génie de Lovecraft lui survit depuis plus de 80 ans et son influence est tentaculaire, y compris dans les jeux video. Certains s’en agacent, encore faudrait-il qu’ils le fassent pour les bonnes raisons.
Première partie non euclidienne
Même si vous n’avez jamais lu une ligne de son travail, vous avez déjà entendu parler de Lovecraft ; de même que vous connaissez plus ou moins ce pour quoi il est encensé. Le mythe de Cthulhu englobe un univers de fiction dans lequel des créatures fantastiques loin d’être bienveillantes rôdent au-delà du voile de notre réalité.
Il arrive que ce voile s’étire, voire se déchire. Il arrive que certains cherchent à voir au-delà de lui. Il arrive surtout que la folie s’empare de ceux qui y parviennent tant les horreurs dont ils se rendent témoins abolissent leurs repères.
L’émotion la plus ancienne et la plus forte de l’humanité est la peur, et le type le plus ancien et le plus fort de la peur est la peur de l’inconnu.
– H.P. Lovecraft
L’œuvre de Lovecraft se caractérise par une horreur qualifiée de cosmique, au-delà de la perception et surtout loin du gore ou des sursauts. Elle renvoie à une angoisse psychologique et à une crise existentielle.
Pourquoi Lovecraft pose problème ?
Le génie de Lovecraft est à la mesure de son racisme patenté. L’homme originaire de Providence était ce que l’on peut sans problème qualifier de suprématiste blanc, faisant grand cas de la “race aryenne”, ce qui ne sera pas sans vous rappeler un certain autrichien peu recommandable.
L’auteur détestait profondément tous ceux qui n’étaient pas Blancs et faisait même preuve d’un élitisme parmi ces derniers en plaçant les anglo-saxons stricts au-dessus de tous les autres. Le problème sous-jacent, c’est que son racisme transpire dans ses œuvres – parfois de manière subtile, parfois très grossièrement, comme dans “Horreur à Red Hook”.
Pourquoi vous parlé-je de tout ceci aujourd’hui ? Parce que Eurogamer, en la personne de Sam Greer, a publié un papier intitulé “Les jeux ont vraiment besoin d’oublier leur amour pour Lovecraft”. Dans cet article, l’auteure décalque sévèrement la tronche du monsieur en insinuant que ses idées nauséabondes ont gentiment fait leur chemin jusqu’aux jeux vidéo, tout en sous-entendant que le génie de Lovecraft est largement surfait.
Bêtise dicible
Si l’on est d’accord pour dire que le racisme de Lovecraft était manifeste dans ses œuvres (car c’est bien là tout ce qui nous intéresse : ses livres et leur influence), j’ai plus de problèmes quand il s’agit de glisser l’air de rien deux notions en rab :
[Les histoires de Lovecraft] comprennent d’autres éléments problématiques, bien sûr – misogynie et homophobie.
Puisqu’il en est question, j’ai hâte de voir les exemples qui permettent de valider ces reproches.
Sauf que contrairement au racisme (que Greer ne cherche d’ailleurs pas à prouver), je n’ai pas connaissance d’occurrences de misogynie et d’homophobie dans les œuvres du géniteur de Cthulhu. Après quelques recherches, toujours rien.
Malgré tout, Lovecraft était bel et bien homophobe, comme en témoigne une lettre adressée à Joseph Vernon Shea, autre auteur américain de fiction horrifique, en 1933, dans laquelle il dépeint l’homosexualité comme une perversion contre-nature.
Toutefois il s’agit bien là de correspondance privée. Les lettres de Lovecraft ont été publiées après sa mort et il ne faut donc pas faire une confusion grossière avec ses œuvres de fiction, qui sont bien les mères de l’influence lovecraftienne sur toute la pop culture.
“Ce que Lovecraft a apporté au genre de l’horreur cosmique, c’est sa haine”
L’écrivain de Providence est sans nul doute révéré pour sa haine, et rien d’autre, pas vrai ? Précisons toutefois au passage que ce que Lovecraft a apporté au genre de l’horreur cosmique, c’est avant tout l’horreur cosmique, puisqu’il est considéré comme à l’origine du courant du cosmicisme (excusez du peu) qui prend le contrepied de l’anthropocentrisme.
Au lieu de considérer l’Homme comme l’être le plus important qui soit, le cosmicisme part du principe que nous ne sommes qu’une tâche insignifiante dans la grandeur de l’univers, univers sur lequel nous projetons nos superstitions primitives. Il existe des êtres et des concepts qui nous dépassent. Nos quotidiens sont des inepties furtives au regard des enjeux du cosmos.
Nul doute que la haine de Lovecraft transpire dans les passages où son racisme resurgit, mais de là à s’abaisser à le réduire à cela… Un peu d’honnêteté intellectuelle en perfusion, parfois ça ne fait pas de mal.
Alors vous me direz : “dis-donc, qu’est-ce qu’on s’en fout de ton cosmicisme de mes deux ?” Mass Effect, Halo, Bloodborne, Dark Souls, StarCraft, Assassin’s Creed, autant de séries de jeux qui sont directement inféodées au cosmicisme.
Bien entendu, cette liste n’est pas exhaustive. Et pour ceux qui ont lu Lovecraft et écumé pas mal de jeux influencés par son œuvre (et je dirais qu’il y a peu de chances pour que ce ne soit pas le cas si vous versez du côté de la sci-fi ou du jeu horrifique), la citation suivante aura aussi peu de valeur pour vous qu’elle en a pour moi :
Depuis des décennies, les jeux vidéo régurgitent les thèmes, intrigues et esthétiques des histoires [de Lovecraft] sans une once d’analyse.
Sous-entendu, les histoires racistes, homophobes et misogynes de Lovecraft ont engendré des jeux vidéo qui le sont tout autant, ou tout du moins s’en font les émules discrètes. Voyons, n’avez-vous pas ressenti le racisme latent d’Alone in the Dark (1992) ou de The Vanishing of Ethan Carter ? Non ? ÉTONNANT DITES DONC !
Je ne t’aime pas, tu es donc dépourvu de talent
Greer va encore plus loin et affirme que “ce n’est pas juste profondément problématique, c’est ennuyeux.”
Comment pouvons-nous être terrifiés par les monstres lovecraftiens, y compris les mieux modélisés, après des douzaines et des douzaines de rencontres et tout autant de jeux. Ils sont passés de terrifiants ou même amusants dans leur sensationnalisme à complètement ennuyeux, tout simplement.
Comment prendre un tel argument ? Après tant d’années à jouer aux jeux vidéo et à les aimer, il m’est bien entendu arrivé de voir des monstres similaires, mais de là à insinuer qu’ils seraient plus ou moins les mêmes ? Il faudrait que les joueurs soient aveugles ou bien Alzheimer pour ne pas s’en être rendus compte. En ce qui concerne l’ennui évoqué, il semble avant tout être lié au concept de monstre en lui-même, je suggère donc une cure intensive de Stardew Valley.
Par ailleurs, notons que Greer reproche à Lovecraft de n’avoir rien créé d’original.
Passons à autre chose. Parce que pour mémoire, les choses que les gens disent adorer chez Lovecraft ? L’horreur existentielle ? Le désarroi et les horreurs inconcevables ? Devinez quoi, elle ne sont pas de lui. Elles existaient avant lui (Lovecraft lui-même s’est inspiré des travaux de Robert Chambers) et elles existeront bien après.
Si l’on passe sur le fait que s’il ne fallait s’inspirer de personne, nous n’aurions tout simplement aucune culture (et donc aucun jeu) à nous mettre sous la dent, il reste à préciser deux-trois choses. Lovecraft demeure un maître dans la façon qu’il a de présenter l’horreur indicible et de susciter l’angoisse chez son lecteur. Très peu de jeux vidéo parviennent à véhiculer le caractère insidieux de celle-ci, d’ailleurs.
Ajoutons tout de même que Robert W. Chambers (oui parce que tant qu’à faire, autant écrire son nom correctement) est célèbre pour avoir écrit le recueil de nouvelles “Le Roi en Jaune”, dans lequel il est question d’une pièce de théâtre rendant fou ceux qui la lisent. Lovecraft s’en est inspiré, certes, mais après 1927 puisqu’il n’en avait pas connaissance avant, ce qui lui a laissé le temps de publier un paquet d’ouvrages, y compris… l’Appel de Cthulhu.
Effectivement, c’est de la haine
Comme évoqué un peu plus haut, le jeu vidéo doit beaucoup à Lovecraft. En propulsant le cosmicisme et en réinventant le genre horrifique, l’écrivain a ouvert la voie à quantité d’artistes et il est probablement l’auteur le plus influent de tous les temps. Vouloir tout simplement jeter cela à la poubelle pour de faux prétextes est assez douteux.
Les appropriations des thèmes lovecraftiens sont multiples et riches d’atmosphères parfois inégalées. Je pense en particulier à Bloodborne qui reprend à son compte les Grands Anciens et la crise existentielle à merveille à travers un héros qui, plus il découvre le passé trouble et fascinant de Yarnham (sa lucidité augmente), plus sa santé mentale vacille. Je ne pense pas qu’on puisse parler de “simplification grossière” lorsqu’il s’agit de perdre tous ses repères. L’URSS en a fait une tactique de torture psychologique durant la guerre froide (eh oui !) et… c’est triste, mais ça marchait très bien.
Call of Cthulhu, qui sort très bientôt, semble d’ailleurs emprunter un chemin similaire avec succès, même s’il faudra attendre sa sortie pour le déterminer.
Non seulement les “vieux tropes poussiéreux de Lovecraft” sont encore pleinement efficaces mais ils sont repris avec succès et discernement par des développeurs de jeux vidéo intelligents et créatifs, n’en déplaise. Lovecraft a créé un véritable mythe, repris et poussé par d’autres auteurs, et ses créations ont trouvé un nouvel écho dans l’univers vidéoludique.
Si s’imprégner de Lovecraft signifie produire des univers aussi immersifs et fascinants que Mass Effect (qui pour rappel propose des relations homosexuelles), The Secret World ou Dark Souls, s’il-vous-plaît mesdames & messieurs les développeurs, continuez.
Il n’y a aucun mal à vouloir que les jeux vidéo s’émancipent de l’influence lovecraftienne, mais cela ne doit pas se faire au prix d’un dénigrement haineux de son importance.
Puisse le jeu vidéo se tenir le plus loin possible de la mouvance "bien-pensante" actuelle, du politiquement correct aseptisé et du révisionnisme ambiant (qui pousse par exemple un musée à renommer des œuvres sous prétexte qu’ils porteraient un titre raciste) et qui inonde déjà une bonne partie des autres arts et notamment la production cinématographique. :/