Tueur d’enfant
18 jours après la nouvelle enquête de Libération qui a permis de mettre en lumière une culture d’entreprise toxique et prédatrice envers les femmes, de nouveaux éléments nous donnent l’occasion de nous rendre compte de l’ampleur du problème que pouvaient représenter Serge Hascoët et son pôle éditorial.
En effet, celui qu’on présentait comme le “numéro 2” d’Ubisoft avait droit de vie et de mort sur les différents projets, et ses retours étaient souvent expéditifs et redoutés. Les développeurs devaient faire des pieds et des mains pour défendre leur projet, et Hascoët se cognait régulièrement la tête contre la table pendant les démos pour montrer clairement qu’il se faisait chier. Un patron charmant, donc.
Jason Schreier a enquêté sur les dessous de l’équipe éditoriale pour le compte de Bloomberg et a découvert quelque chose… d’intéressant.
Souvenez-vous, décembre 2018 : Mike Laidlawn, ancien pilier de BioWare et principal créateur de la série Dragon Age rejoint Ubisoft Québec parce que le monsieur en avait sûrement marre de bosser sur Anthem, un titre bien loin de ses ambitions narratives qui se croûtera deux mois plus tard. À partir de là, on se demande bien ce que le monsieur pourrait bien créer avec les capacités logistiques d’Ubisoft. Pourtant, Laidlaw n’est pas resté longtemps, puisque ce dernier est parti un an plus tard, soit en janvier 2020. On suppose que l’expérience n’a pas été aussi bonne que prévue.
Schreier nous apprend alors que Laidlaw a dirigé pendant 6 mois une équipe chargée de pitcher une nouvelle franchise basée sur les mythes arthuriens dans un monde High Fantasy assumé. Connu en interne sous le nom de code Avalon, les développeurs étaient assez enthousiastes vis-à-vis du projet, notamment grâce à une préproduction claire et exemplaire, mais ce n’était pas le cas de Serge Hascoët, pas fan de l’Heroic Fantasy. Il aurait donc mis la barre haute et aurait déclaré que ça avait “intérêt à être mieux que Tolkien”. Résultat des courses, le projet n’a pas été retenu, malgré des ajustements sur le contexte qui lorgnait désormais sur la science fiction, façon Ulysse 31.
This game was something. Was extremely frustrated when I heard of its cancellation. Maybe one can hope that someday... Maybe... https://t.co/aEwLEbm61C
— Philippe Gregoire (@the_greg89) July 28, 2020
Ce jeu, c’était quelque chose. J’ai été extrêmement frustré quand j’ai appris son annulation. Un jour, peut-être…
— Phillipe Grégoire, ancien Game Designer Senior chez Ubisoft Québec
Le pouvoir décisionnel de Hascoët est décrit comme quelque chose d’unique dans l’industrie par Jason Schreier. Certes, il a façonné les open-worlds tels qu’on les connaît, mais il est également responsable du fait qu’on repère un jeu Ubisoft à 45 kilomètres, piquant les mêmes mécaniques d’une franchise à une autre.
Pour l’analyste Doug Creutz, cela a porté préjudice à la boîte :
Je pense que c’est une bonne chose d’avoir une [confiance aveugle] en un nombre relativement restreint de personnes hautement expérimentées, créatives et diverses. Mais confier tout ce pouvoir à une seule personne est risqué. Si vous regardez l’histoire d’Ubisoft, ils ont eu beaucoup de bons jeux, mais pas beaucoup de “grands jeux”. Ils n’ont jamais eu ce succès qui définit une entreprise comme Call of Duty, Grand Theft Auto ou World of Warcraft. Je ne pense pas que cette absence soit due à un manque de talents dans leur rangs par rapport aux autres studios.
Maintenant que le règne de Serge Hascoët est terminé, on se demande bien comment Ubisoft va réussir à se restructurer de l’intérieur. Le départ de nombreux cadres désignés comme faisant partie du problème a soulagé pas mal d’employés et Yves Guillemot n’arrête pas de répéter à qui veut l’entendre que des mesures drastiques seront prises, mais la nomination récente de son cousin Christophe Derennes à la tête d’Ubisoft Québec ne va pas vraiment dans ce sens. D’ailleurs, rien qu’hier soir, la cofondatrice du studio québécois, Andrée Cossette a déclaré quitter Ubisoft après 22 ans de boîte. Elle assure que rien n’est liée à la situation actuelle, mais bon… à d’autres.