Certains jeux ont des répercussions insoupçonnées sur notre culture de gamer, de façon directe ou indirecte. DOOM est sûrement l’un des plus importants pour moi.
Seul sur Mars
Au moment où vous lirez ces lignes, vous aurez sûrement déjà vu la vidéo de gameplay de DOOM Eternal. Je mentirais si je disais que je n’attends pas le jeu. DOOM 2016 a été pour moi un gros soulagement de ma vie de joueur, en particulier parce que j’ai toujours vécu avec la série.
Certes, les AAA d’aujourd’hui sont de plus en plus impressionnants et repoussent à chaque fois les limites du possible en termes de technologie, mais au niveau du gameplay et de ce qui est de l’expérience de jeu pure, il y a de moins en moins de choses intéressantes à se mettre sous la dent.
Avec des durées de vies rallongées de manière artificielle grâce à des carottes, des boucles de gameplay faussement intelligent ou l’absence de challenge exigeant toute l’attention du joueur pour l’accrocher, je vois le jeu vidéo d’aujourd’hui comme une forme passive de divertissement, et non plus active.
Certains studios indépendants s’efforcent encore de rendre l’expérience enrichissante et engageante en pondant des pépites de manière régulière, mais malheureusement ce ne sont pas les plus jouées, faute de visibilité face aux mastodontes du milieu.
Quand je vois que le marketing d’un jeu essaie de me vendre du rêve en expérience “cinématographique”, j’ai toujours les yeux qui roulent et les chicos qui grincent (Dieu merci, j’ai de bonnes dents). On n’est pas dans un film de Michael Bay ou d’Aronofsky, bordel. On est dans un jeu vidéo.
Il faut que les sens soient titillés, il faut que la moindre chose qui soit montrée ait un but ludique, il faut que le joueur ait un impact sur ce qui se passe et qu’il réagisse à son environnement. Si le cinéma a ses codes qui rendent son art unique, le jeu vidéo aussi.
Pourtant, plusieurs fois dans l’histoire du jeu vidéo, c’était la norme. DOOM, sorti en 1993, a été l’une de ces pierres angulaires du gaming moderne.
J’avais 3 ans à l’époque, et je ne remercierai jamais assez mon père de s’être battu (physiquement) avec ma mère pour me laisser jouer.
Bienvenue en enfer
Développé par Id Software qui avait déjà prouvé son savoir-faire (et son amour du mauvais goût) avec Wolfenstein 3D, DOOM a été un véritable phénomène de société.
Tu penses que Fortnite est le jeu le plus populaire de tous les temps ? Quand DOOM est sorti, des boîtes de développement se sont fait plaquer or la peau des testiboules en vendant à des entreprises des logiciels spécialement conçus pour empêcher leurs employés d’installer DOOM sur leur ordinateur de travail.
Tout le monde jouait à DOOM. Même Bill Gates s’est mis en scène dans une publicité afin de promouvoir Direct X pour DOOM sur Windows 95. Une vidéo totalement culte.
La popularité de DOOM s’explique par plusieurs facteurs.
Il y avait déjà le fait que c’était la quasi-invention du FPS moderne comme on le connaît. Le décor n’était pas encore en “vraie” 3D, mais c’était l’une des premières fois où l’on pouvait naviguer dans un niveau à la première personne de façon immersive, et ce, avec plusieurs niveaux d’élévations (en parlait de réalisme à l’époque).
Le moteur du jeu avait été conçu par le célèbre/génial John Carmack, ce dernier s’étant toujours efforcé de repousser ce qui était possible avec un moteur 3D. Quasiment tous les jeux Id Software ont été des révolutions ou des innovations technologiques (il paraît que leur code source était de l’orfèvrerie).
La violence graphique du jeu avait attiré les foudres des moeurs à l’époque. Sur une représentation grossière des enfers (SATAN !), il était question de tuer tout ce qui bouge dans une gerbe de sang magnifiquement pixelisée.
Aujourd’hui on est tellement habitué à ce genre de représentations que même le jeu le plus gore ne nous évoque plus grand-chose. En 1993, c’était un plaisir coupable et pervers (quand on est assez mature pour comprendre ce qu’il se passe). Je ne suis pas devenu psychopathe et sanguinaire pour autant.
Cette violence était justement inhérente à l’action. Elle servait le gameplay et n’était pas gratuite.
En résumé, DOOM allait vite, très vite. Il fallait savoir analyser ce qu’on voyait à l’écran et prendre des décisions en une fraction de seconde. Le titre nous poussait même parfois à la réflexion quand il s’agissait de se repérer dans des niveaux semi-ouverts ou de découvrir de nombreux secrets.
Maintenant que j’y pense, le terme “FPS” n’existait pas encore. On parlait alors volontiers de DOOM-like (un jeu comme DOOM).
C’est qui le papa ?
Des DOOM-like, il y en a eu une chiée. Peu ont été dignes d’intérêt parce qu’ils n’ont pas tous compris ce qui était intéressant dans le titre original, même si tout le monde s’en inspirait.
Pour comprendre pourquoi DOOM était est aussi bien, il faut décortiquer le gameplay du jeu et son contenu.
Le joueur commence doucement avec un simple pistolet qui lui permet de se familiariser avec le jeu en tuant des monstres faibles. Puis, d’autres créatures commencent à apparaître avec l’introduction de nouvelles armes.
Chaque arme est parfaitement taillée pour un job en particulier. Le fusil de chasse fauche les monstres faibles un à un, la mitrailleuse est faite pour tirer dans le tas sans s’arrêter, le lance-roquette touche plusieurs ennemis à la fois, etc. La première rencontre avec le BFG 9000 est un grand moment.
Sans compter les boss, le premier DOOM possédait seulement 6 archétypes d’ennemis différents, et ça faisait pourtant largement le taffe tant ils étaient complémentaires. Chaque ennemi a un visuel qui est immédiatement identifiable et un comportement qui lui était propre.
Au fur et à mesure du jeu et des niveaux, le joueur était de plus en plus familier avec les routines des monstres, eux-mêmes de plus en plus nombreux. Il doit alors classer les menaces à gérer dans un certain ordre selon la situation.
Les zombies tirent à vue sans possibilité d’esquiver, les diablotins lance des boules de feu esquivables, mais dangereux si on est trop près, les Pinkies foncent sur le joueur et sont plus résistants que la moyenne, les Cacodémons volent et vous prennent généralement par surprise, et les Barons des enfers sont des sacs à PV qui font beaucoup de dégâts.
Si vous ajoutez le fait qu’il faut apprendre à gérer l’espace de jeu pour ne pas se faire coincer bêtement et maîtriser les pas de côtés (encore une fois inédit pour l’époque), on a un titre qui monopolise l’attention du joueur en permanence. Il ne suffit pas de voir un ennemi et appuyer sur CTRL pour le tuer, mais bien de réfléchir en parallèle de l’action… pour tuer des hordes de démons, bien sûr.
Le B.A-BA du Game Design
Avec seulement 6 démons, on pourrait vite se faire chier, mais c’était sans compter sur l’autre John, Romero, le grand cerveau malade derrière le level design de DOOM. En fait, c’est lui qui consolide toutes les mécaniques du jeu et qui l’empêche de devenir redondant. Entre deux tueries, il est alors nécessaire de trouver la marche à suivre et de consulter la fameuse “automap” pour se repérer.
La découverte de secrets est également une mécanique essentielle dans DOOM pour permettre de faire le plein de vie et de munitions. Il est même parfois possible de débloquer une arme avancée avant l’heure avec le bon secret, octroyant une sensation de puissance inégalée.
Malgré les limitations techniques de l’époque, aucun niveau ne se ressemble et explorer les dédales des installations de l’UAC ou de l’Enfer procure toujours un sentiment de progression satisfaisante.
J’irais même jusqu’à dire que les gros polygones permettent aux décors abstraits de DOOM d’offrir des possibilités de gameplay et d’exploration qui seraient difficiles à retranscrire de façon réaliste dans un moteur moderne.
DOOM est encore aujourd’hui un jeu qui se suffit à lui-même et qui n’est pas dépassé malgré son vénérable quart de siècle. En clair, rares sont les bouquins de Game Design qui ne prennent pas exemple sur DOOM.
Du côté de la direction artistique, on pourrait croire qu’elle est très pauvre, mais c’était presque volontaire. Comme dit plus haut, le but était de rendre le jeu visuellement le plus efficace possible. Pourtant, l’aspect des démons est aujourd’hui immédiatement reconnaissable et culte.
L’absence de véritable scénario est aussi un peu voulue. Karmack avait d’ailleurs comparé le jeu vidéo avec un film porno : une histoire est attendue, mais ce n’est clairement pas le plus important.
On pourrait aussi passer des heures à parler de la musique composée par Bobby Prince, fortement inspiré par la scène Metal des années 90, pour toujours plus de violence en MIDI.
Ma reprise d’E1M1 préférée par Andrew Hulshult.
Sorti seulement une année après, DOOM II: Hell On Earth déboîte tout : plus de monstres, plus de flingues, mais surtout un level design qui ose plus et qui va encore plus loin.
Un héritage éternel
C’est pour ce genre de raison que je continue de relancer une partie de DOOM II une fois de temps en temps. Parce que le jeu en lui-même est parfaitement parfait, et qu’il a défini dès le départ de ce que j’attends d’un jeu vidéo.
Cependant le dernier coup de génie du jeu, c’est la possibilité de le modder avec une facilité déconcertante. À une époque où internet n’en était qu’à ses balbutiements, il fallait compter sur une communauté de moddeurs actifs pour faire circuler des disquettes de contenu créé par les joueurs à travers le globe.
Rajouter des épisodes, des cartes, des monstres, des armes, changer le gameplay… tout est possible. Les sites communautaires qui regroupent les fameux .wad pullulent encore aujourd’hui et sont toujours alimentés depuis les années 90 (quitte à garder le look HTML). De la reconversion totale qui nous propulse dans l’univers Aliens à la perche à selfie débile, on trouve absolument de tout.
Bien sûr, le mod qui a remis le DOOM original sur le devant de la scène il y a quelques années, c’est Brutal DOOM de SgtMarkIV. On reprend DOOM tel quel, on apporte des mécaniques modernes et/ou originales, on augmente la vitesse, on monte la violence graphique à 11 et on est face à la version ultime du jeu.
Brutal DOOM ne m’a clairement pas aidé dans mes études. J’étais bien plus occupé à exploser des têtes de diablotins sur mon PC portable qu’à d’écouter le cours de PHP.
L’impact du mod chez les fans a été tel qu’on est quasi certain qu’il a inspiré le reboot de DOOM sorti en 2016. Les gars d’Id Software qui ont vu ça l’ont comparé avec le travail déjà effectué sur le reboot et se sont rendu compte qu’ils faisaient fausse route. Ce n’était pas DOOM, mais un énième shooter sans âme qui se rapprochait de Call of Duty, comme c’était à la mode.
Justement, c’est ce retour aux sources qui a transformé DOOM 2016 en succès. Et quand on le compare avec d’autres shooters de l’industrie actuelle, ce qui était la norme hier est aujourd’hui quelque chose de tristement unique. À part quelques jeux de niches, les FPS rapides et nerveux ont disparu. La recette est pourtant simplissime : aller à l’essentiel, virer le superflu, s’amuser comme un fou.
On a clairement perdu quelque chose en chemin, mais un jeu comme DOOM résonnera éternellement dans nos coeurs, nous rappelant qu’un Doomguy sommeille en chacun de nous.
Même des ados qui découvrent DOOM 1993 pour la première fois s’amusent dessus et ont apprécié le titre pour les raisons citées.
En bonus, je vous propose une rétrospective approfondie sur DOOM 1993 par Ahoy (activez les sous-titres). Je ne peux que vous conseiller cette chaîne pour votre culture G (pour Gaming).
Nice article, ça fait plaisir de revoir cette série mythique revenir au top du genre, perso j’ai plus joué à Duke Nukem 3D qu’à Doom mais le Duke n’aurait probablement jamais existé sans le Doomguy avant lui ! ^^
Totalement, Duke 3D est sûrement l’autre gros titre de mon enfance. Quand je faisais référence aux rares bon DOOM-like, il en faisait partie.
Humour graveleux à part, le moteur Build de D3D permettait de faire des trucs de fou en matière de level-design à l’époque. Il était clairement au dessus du lot. Il faudra attendre Half-life deux ans plus tard pour être témoin d’une autre révolution.