Dans une interview, l’ancien PDG d’Arkane, Raphaël Colantonio, explique pourquoi il s’est éloigné de l’industrie des blockbusters, un milieu où il est devenu difficile d’innover.
Décroissance
À la surprise générale, Raphaël Colantonio, le fondateur d’Arkane Studios et directeur créatif sur la majorité de leurs jeux, est à nouveau dans les affaires avec un tout nouveau studio flambant neuf, monté avec son ami Julien Roby, également ancien membre clé d’Arkane Studios.
WolfEye Studios est encore tout jeune, mais son premier jeu sera révélé aux Game Awards 2019, soit dans la nuit du 13 au 14 décembre 2019. D’une certaine façon, Colantonio avait confirmé qu’ils délaisseraient la partie technique et graphique pour se concentrer sur l’expérience de jeu, sans concession.
Dans une interview accordée à Game Industry, Colantonio et Roby expliquent leur position : la course à la puissance graphique fait exploser les budgets, le nombre de personnes sur un même projet et empêche l’exploitation de nouvelles idées. Pour l’ancien PDG d’Arkane, cela fait facilement “trois générations qu’il jouait au même jeu”, la seule différence étant la finesse de la plastique :
Avec WolfEye, nous voulions vraiment revenir aux idées de base que nous aimons tous les deux dans les jeux, en tant que joueurs et en tant que concepteurs. Nous aimons les jeux qui répondent aux actions des joueurs, où le monde réagit à ce que vous faites, et où l’expérience appartient au joueur.
C’était ce à quoi nous voulions revenir plutôt que de nous laisser constamment distraire par la complexité de faire des jeux techniquement plus complexes, et petit à petit, votre objectif de développement s’éloigne de l’expérience réelle pour aller vers des détails techniques qui, au final, ne changent pas l’expérience beaucoup.
Je me souviens de ce moment amusant où nous faisions Dishonored et j’ai demandé à mon programmeur en chef combien de personnages je pouvais avoir au combat. Et il a répondu quelque chose entre 5 et 6. Je pensais : “bien, d’accord, ça a du sens”. L’intelligence artificielle est ce qu’elle est, et nous avions des personnages avec plus de 10 000 polygones et des poussières.
Avance rapide 4 ou 5 ans, nous faisons Prey. C’est un nouveau moteur, une nouvelle technologie, un nouveau matériel. Je suis de retour avec mon programmeur en chef, même question. Combien de personnages pouvons-nous avoir? Peut-être 5 ou 6. La seule différence entre les générations était que le budget avait doublé, et parce que le budget avait doublé, il fallait davantage de personnes.
Au lieu de prendre 3 mois pour créer un personnage, cela prend maintenant 6 mois. Il faut plus d’optimisation, plus de tout, chaque détail, en s’assurant que les yeux sont parfaits et que le soleil brille dans le bon sens.
Mais plus vous vous engagez dans ce type de développement, moins vous avez la souplesse nécessaire pour apporter des changements. Et dans un monde où créer des jeux est une question d’innovation, de R & D et d’essayer des choses, la lourdeur des graphismes et de la production empêche la flexibilité, le retour sur les idées et le fait d’essayer autre chose.
Parce que tout coûte très cher, l’équipe est mécontente quand ous changez de direction.
Un jeu vidéo n’est pas un film d’animation, et pourtant, la production des deux médias nécessite énormément de monde. Il faut donc trouver un équilibre entre la technique et le game design, sinon on mise tout sur le mauvais cheval. Colantonio fait aussi référence aux réelles innovations techniques comme les moteurs physiques qui passent trop souvent au second plan ou qui sont sous-exploités.
Mais un autre aspect s’en mêle et vient achever la vision artistique d’un jeu : la dimension économique.
Il y a une limite à laquelle vous pouvez augmenter le budget des jeux à chaque génération, car si le marché ne croît pas aussi vite que le budget augmente, vous avez un souci où un jeu dont le coût de production de 200 millions de dollars ne peut pas être supporté par le marché.
Au-delà de cela, nous nous concentrons davantage sur ce qui compte pour nous et sur ce que nous voulons faire pour un jeu : essayer de nouvelles idées, essayer de nouveaux concepts, plutôt que de passer des heures à réparer un shader.
Pas étonnant que le monsieur ait voulu devenir un développeur indé. Dans tous les cas, quand on regarde le marché du AAA dans son ensemble, difficile de trouver des contre-arguments valides à 100%.
Sur les derniers gros jeux que vous avez testés, lequel a vraiment tenté d’innover en ne réitérant pas le tryptique open-world/light RPG/accessibilité ? J’autorise Death Stranding comme réponse.
On n’est pas bien là ? Entre copains ?
Les deux compères estiment qu’une petite équipe de développeurs compétents et talentueux peut créer quelque chose d’intéressant si la vision de départ est claire. La principale caractéristique de WolfEye Studios est que la société n’a pas de réels locaux. Elle emploie moins de 20 employés répartis à travers le monde, et c’est très bien comme ça :
Notre objectif n’est pas de faire croître l’entreprise trop grande, car nous aimons le fait que lorsque nous parlons de quelque chose lundi et que ça soit déjà dans le jeu le mercredi, parce que c’est facile de diffuser des informations à l’équipe. Tout le monde se sent impliqué dans le projet.
Lorsque vous avez une équipe de 200 personnes, les personnes se retrouvent souvent tout au bout de la chaîne d’information. Elles ne comprennent pas pourquoi elles font ce qu’elles font et ne sentent pas qu’elles ont un impact sur le projet.
Avec 10 personnes, vous pouvez faire l’équivalent de ce qui aurait pris 50 personnes. C’est là que je pense que le nombre de personnes n’est pas très pertinent quand on demande : “quelle est la taille de votre jeu ?”. En fin de compte, je ne pense pas que la façon dont les choses se passent avec des équipes de 800 personnes soit durable.
Un petit [studio] ne signifie pas faire de petits jeux. Nous pouvons faire de gros jeux qui se concentrent sur les bons aspects.
Cependant, les développeurs ne sont pas pessimistes pour autant. Calantonio espère une prise de conscience de l’industrie dans un futur proche :
Je veux que les nouvelles générations aient la chance d’expérimenter la même manière à laquelle j’ai été touché par des jeux étant enfant. Chaque génération est touchée par un jeu différent.
Parfois, je rencontre quelqu’un qui parle d’Arx Fatalis de la même façon que je parle d’Ultima. C’est comme ça que le monde évolue : toutes les 2 ou 3 générations, vous recyclez l’art. C’est pourquoi les années 80 sont de retour.
C’est ce que j’aimerais faire en tant que créateur. J’aime toucher quelqu’un avec mon jeu, qui est un jeu très honnête. Ce n’est pas essayer de gagner le plus d’argent et de s’enfuir avec l’argent ; c’est essayer de faire un jeu en accord avec ma passion.